Mike Jeffries : inculpé pour trafic et proxénétisme
Le 22 octobre dernier, Mike Jeffries, ancien PDG d’Abercrombie & Fitch, a été inculpé pour proxénétisme et trafic sexuel, aux côtés de deux collaborateurs, Matt Smith et Jim Jacobson. Les trois hommes sont accusés d’avoir mis en place un réseau sophistiqué pour recruter de jeunes hommes à travers les États-Unis et à l’international afin de participer à des soirées privées controversées.
De l'ascension d'Abercrombie & Fitch au scandale
Selon l’acte d’accusation, Jeffries aurait utilisé son influence et ses ressources considérables pour orchestrer ces activités, entouré d’un réseau de complices. Parmi eux, Jim Jacobson aurait joué un rôle central en voyageant aux États-Unis et à l’étranger pour recruter de jeunes participants. Il est allégué qu’il soumettait ces derniers à des « auditions » impliquant des actes sexuels avant de les intégrer aux événements. Ce déclin tragique contraste violemment avec l’image d’un visionnaire qui, en 1992, a sauvé une marque historique d’une mort annoncée et l’a propulsée au sommet.
Un réseau complexe et bien protégé
Les témoignages rapportés dans l’enquête décrivent un mécanisme d’exploitation basé sur la manipulation des espoirs professionnels. De nombreux jeunes hommes auraient été convaincus que leur présence à ces soirées pourrait déboucher sur des opportunités de carrière, notamment dans le mannequinat ou d’autres collaborations prestigieuses. En parallèle, certains auraient été explicitement menacés que le refus de participer pourrait nuire à leur avenir.
Ces accusations s’inscrivent dans une longue liste de plaintes civiles déposées contre Mike Jeffries. Durant son mandat chez Abercrombie & Fitch, plusieurs hommes ont affirmé avoir été attirés par des promesses similaires, avant d’être confrontés à des demandes explicites lors d’événements organisés à New York, Londres ou d’autres grandes villes.
L’acte d’accusation met également en lumière le rôle d’un personnel recruté spécifiquement pour gérer ces opérations. Les employés, parfois engagés comme personnel domestique, étaient chargés de maintenir le secret autour de ces rassemblements, mettant en place des protocoles stricts pour empêcher toute fuite. Pendant sept ans, des dizaines de jeunes hommes auraient été rémunérés pour voyager et participer à ces soirées, dont les détails restaient soigneusement dissimulés.
La résurrection d’une marque à l’agonie
Pour mieux comprendre l'ampleur de ce scandale, il est essentiel de revenir sur l'histoire de la marque. Quand Mike Jeffries prend les rênes d’Abercrombie & Fitch (A&F) en 1992, l’entreprise est en chute libre. Autrefois prisée par des figures comme les présidents Hoover et Eisenhower pour leur matériel de pêche, la marque fondée un siècle plus tôt est déficitaire de 25 millions de dollars par an. Mais Jeffries, fort d’une vision précise et audacieuse, transforme radicalement le destin d’A&F. En cinq ans seulement, de 1994 à 1999, les ventes explosent, passant de 165 millions de dollars à plus d’un milliard. Sous son impulsion, Abercrombie devient une icône culturelle, incarnant un idéal de jeunesse, de beauté et de “coolitude” qui séduit toute une génération. À son apogée, la marque compte plus de 1000 magasins dans une dizaine de pays et rayonne bien au-delà des frontières américaines.
L’ascension fulgurante d’A&F repose sur une stratégie marketing novatrice mais clivante, incarnée par le concept de « l’homme A&F ». Dans une interview donnée à Salon en 2006, Jeffries décrit ce dernier comme le summum de l’Amérique : cool, musclé, optimiste, drôle… et blanc. Ce culte du corps parfait et de l’exclusion implicite devient la signature de la marque, renforcé par les clichés en noir et blanc du célèbre photographe Bruce Weber. Ces images, souvent très suggestives, représentent des jeunes au physique irréprochable, très peu vêtus, dans des poses évocatrices.
En boutique, l’expérience client est également unique. À l’entrée, des mannequins aux torses musclés accueillent les passants dans un décor tamisé, saturé de l’eau de Cologne signature d’Abercrombie. L’objectif ? Faire de chaque magasin une expérience immersive, à mi-chemin entre un club sélect et une boîte de nuit.
La chute : image ternie et controverses
Derrière ce succès se cache plusieurs faces sombres en plus des inculpations de trafic sexuel et de proxénétisme en 2023. Le modèle imposé par Jeffries, jugé élitiste et discriminatoire, suscite rapidement des critiques. En 2013, une interview ancienne ressurgit où il affirme que la marque cible uniquement les « jeunes cool » et n’a pas vocation à habiller tout le monde. Ces propos alimentent des accusations de grossophobie et de racisme, ternissant l’image d’A&F. Bien que Jeffries quitte officiellement la direction d’A&F en 2014, le modèle qu’il a instauré s’effondre sous le poids des controverses.
Ces révélations, bien que postérieures à son départ, jettent une ombre indélébile sur son héritage. Mike Jeffries a indéniablement transformé Abercrombie & Fitch, lui offrant une place unique dans l’histoire du prêt-à-porter. Mais son obsession pour une esthétique exclusive, et d’autant plus les scandales sur le trafic sexuel et le proxénétisme qui ont suivi, ont fini par détruire ce qu’il avait construit. Aujourd’hui, A&F tente de se reconstruire, en adoptant une image plus inclusive et contemporaine. Mais les fantômes du passé continuent de hanter la marque, rappelant qu’aucun empire, même le plus brillant, n’est à l’abri de ses propres excès.